Texte publié à l’occasion de l’exposition collective ‘Il suffit d’un grand morceau de ciel’ à la Galerie Jérôme Pauchant, Paris (2016)
Terencio González
« Une activité d’aveugle voyant » [1]
Artiste parisien d’origine argentine, Terencio González, alors étudiant, part à la découverte de Buenos Aires pour y réaliser une formation en graphisme. La lumière entaille d’abord sa rétine, selon ce même phénomène de saturation qui marquera plus tard son passage sur la côte ouest américaine. Au détour des rues argentines, dans cet éclat d’éblouissement qui mutile la vue, des affiches négligemment collées sur les murs l’interpellent ; des affiches colorées à forte connotation populaire[2], hâtivement réalisées en impression offset. Le papier est précaire, la définition sommaire. Sur les fonds d’affiches qu’il collecte, les couleurs bavent et les lettres de plomb, restées en mémoire sur les cylindres de la presse, transpirent insidieusement à la surface du papier.
Après avoir intégré les Beaux-arts de Paris, l’artiste colle ces fonds d’affiches sur de grandes toiles de lin, préalablement enduites de peinture acrylique blanche, et compose des variations vibrantes et lumineuses. Mais ces grandes étendues de couleur, l’artiste les agence et les circonscrit. Des traces réalisées à la bombe aérosol se greffent à l’équilibre de l’ensemble. Comme l’affiche est débarrassée de son contenu, cette graphie proche de l’œuvre de Martin Barré – réduisant le geste de l’artiste à sa forme minimale – est dépossédée de tout signifiant. L’œuvre revisite l’histoire de l’art, à la frontière du Color-field et de l’Action Painting, du Nouveau réalisme et du minimalisme… Au-delà de toute catégorisation[3], l’artiste conjure naturellement les débats, avec une aisance et liberté proche de celle de ses confrères allemands ou américains.
Otant le langage, il conteste le visible. Les couleurs elles-mêmes sont déchargées de leurs préjugés culturels et deviennent objets de contemplation, invitation à une divagation colorée. Alors que l’artiste laisse advenir les souvenirs des environnements qu’il a fréquentés, le grand format s’offre comme un écran, celui d’un paysage physique et mental dans lequel le spectateur se projette[4].
Malgré l’immédiate sensation d’irisation, l’œuvre de Terencio González incarne un processus d’aveuglement. Si les fonds d’affiche rejouent un phénomène de saturation lumineuse, les migrations colorées réalisées à l’aérosol apparaissent comme les taches persistantes qui perturbent la vision[5]. La peinture acrylique blanche parachève alors l’éblouissement final, à la manière dont Derrida suggère que l’artiste, en créant, se laisse aveugler par la virginité de son support[6].
Intrinsèquement liée au thème de l’inspiration[7], la cécité participe d‘une certaine mythologie de l’artiste à laquelle Terencio González semble se raccorder. Devant ses toiles – partiellement laissées en réserve, en marge de ses compositions -, il adopte la posture de l’artiste guidé par ses illuminations, réminiscences de ses impressions visuelles.
L’œuvre laisse surgir « l’invu »[8] et en donne à expérimenter « la forme ultime […] l’aveuglement, l’éblouissement, la saturation »[9]. Et puisque le « phénomène saturé » se définit, selon le philosophe Jean-Luc Marion[10], par un surcroît de l’intuition sur l’intention qui différencie l’acte de regarder de celui du voir[11], le regardeur devient spectateur visionnaire, et l’artiste aveuglé se fait alors voyant.
Raphaëlle Romain
Historienne et Critique d’art
[1] Expression de Husserl reprise par Alain Bonfand dans Histoire de l’art et phénoménologie. Recueil de textes 1984-2008. Paris : Vrin 2009. p. 101.
[2] Employées pour les manifestations publiques ou les meetings politiques.
[3] De la même manière que Rothko affirmait « L’auteur devrait savoir que classer c’est embaumer […] le travail doit être l’arbitre final ». Lettre à l’éditeur en réponse à Elaine De Kooning, Art News, 1957, dans Mark Rothko, Ecrits sur l’art, 1934-1969. Paris : Flammarion, 2005. p. 194.
[4] Rothko disait à ce sujet : « Comme je suis engagé dans l’élément humain, je veux créer un état d’intimité – une transaction immédiate. Les grands formats vous prennent en eux. L’échelle est une extrême importance pour moi, l’échelle humaine », tapuscrit d’une conférence au Pratt Institue, novembre 1958, dans Mark Rothko, Op. Cit. p. 200.
[5] Et qui peuvent faire échos au poème de Gérard de Nerval : « Quiconque a regardé le soleil fixement/ Croit voir devant ses yeux voler obstinément/ Autour de lui, dans l’air, une tache livide ».Gérard de Nerval, « Le Point noir », dans Les Chimères.
[6] Jacques Derrida. Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines. Paris : Réunion des Musées Nationaux, 1990. p. 119.
[7] Qu’il s’agisse de la cécité d’Homère, de celle de Démocrite, ou du « poète aveugle » de Victor Hugo : « L’aveugle voit dans l’ombre un monde de clarté. Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume », Les Contemplations.
[8] Concept phénoménologique imaginé par Jean-Luc Marion : « L’invu que va chercher le peintre reste donc, jusqu’à l’instant de l’ultime surgissement, imprévu – invu, donc imprévu. L’invu, ou l’imprévu par excellence. Comme la mort, qui (en principe) n’est pas là aussi longtemps que je suis là et qui n’apparaît que quand je ne suis plus là, l’invu reste inapparent tant qu’il est, et disparaît sitôt qu’il parait encore visible. L’invu n’apparaît que pour disparaître comme tel ». Jean-Luc Marion, La croisé du visible. Paris : La Différence, 1991. p. 54.
[9] Alain Bonfand. Op. Cit. p. 10.
[10] Dans Etant donné, essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1997. pp. 299-301.
[11] Le regarder comme mode de rapport au phénomène commun ; le voir comme mode de rapport au phénomène saturé.